06 septembre 2017

La pupille déshabitée


"Que ferais-je dans ce monde sans visage     sans questions
où un être ne dure qu'un instant
où chaque instant verse dans le vide
dans l'oubli d'avoir été."
        Samuel Beckett (1906-1989)

Étrange métier, mais est-ce un métier? En trois mois, accompagner la disparition d'une dizaine de patients, repus d'années mais bien vivants jusqu'au dernier jour. La plupart connus depuis quarante ans, dans la force de l'âge, laborieux, vigoureux comme cet éboueur qui racontait comment il rentrait surprendre son épouse pour un hommage à dix heures du matin  prétextant qu'il avait oublié ses clés, ou celui qui rentrait de son horaire de nuit dans le lit chaud sans toucher au petit-déjeuner, ou celle qui racontait comment on faisait l'amour dans un cercueil, ou celui qui se cuisinait une omelette au lard de 24 œufs. Les vieux n'ont pas toujours été vieux, et j'aime lire dans leurs vieilles pupilles de plus corses histoires que tous les Goncourt et Renaudot réunis. Et soudain, la pupille s'éteint, irrémédiablement. Un court instant on tente de croire à un au-delà meilleur, mais qu'il est dur à imaginer quand s'éteint soudain la lumière du regard de celui avec qui furent partagés polissonneries, rêves et misères. Quand vous trouverez demain votre médecin un peu moins drôle que de coutume, un peu moins à l'écoute, le diagnostic un peu moins sûr, ayant un peu moins le cœur à l'ouvrage, avant d'en changer demandez-vous s'il vous est déjà arrivé de perdre dix amis depuis le mois de juin. Et ce que cela vous ferait.

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