29 novembre 2015

Sagesse de la fin de nuit

"Tiens, les entends-tu maintenant? Ce sont les autres coqs.
Ils chantent dans du rose        Ils croient à la beauté dès qu'ils peuvent la voir.
Ils chantent dans du bleu
J'ai chanté dans du noir      Ma chanson s'éleva dans l'ombre la première
C'est la nuit qu'il est beau de croire à la lumière."
        Edmond Rostand. Chantecler, acte Il, scène 2.

On peine à imaginer l'intensité de certains combats contre la maladie, luttes pied-à-pied incertaines pour gagner un jour, une goutte de guérison, la victoire contre une bactérie et contre le désespoir. Comme le dit Henri Guillaumet rescapé de la chute de son avion dans les Andes, à qui son ami Antoine de Saint-Exupéry dédiera son livre Terre des hommes en 1939 "ce que j’ai fait, je le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait." Quand surgit dans cette désespérance, au fond de la nuit, la lueur d'un rétablissement possible les quelques mots de Rostand prennent une coloration inattendue. 



 
Lu dans:
Valentine Goby. Kinderzimmer. Actes Sud 2013. Babel. 229 pages. Exergue.

28 novembre 2015

Prière simple


Delia: "Que Dieu protège tout le monde même mes ennemis."
        Sagesse d'enfant.

Parole inaudible par les temps qui courent, et pourtant. Déchiqueter son pire ennemi crève l'abcès, mais ne guérit pas le malade. Les adultes demandent toujours aux enfants ce qu'ils feront quand il seront grands, c'est parce qu'ils cherchent des idées. Les réponses font parfois respirer un air plus frais que celui qui nous est donné, et peuvent nous inspirer.




Lu dans:
Delia est la fille d'Alexandre Romanes Un peuple de promeneurs. Histoires tziganes. NRF Gallimard. 2011. 128 pages

27 novembre 2015

De la paille au pain


"Quand notre blé sera couché
que nos épis battus joncheront la campagne
quand nous ne serons plus que morte et molle paille
quel pain deviendrons-nous
aux dures dents de nos vivants? "
    Louis Daubier. 1984:79



Lu dans:
José HAVET. Louis Daubier : poésie, transparence et tentations contradictoires. Préface de Raymond-Jean Lenoble. 2013. Azimuts. 255    

26 novembre 2015

Vous n'aurez pas ma haine

Vendredi soir vous avez volé la vie d’un être d’exception, l’amour de ma vie, la mère de mon fils mais vous n’aurez pas ma haine. Je ne sais pas qui vous êtes et je ne veux pas le savoir, vous êtes des âmes mortes. Si ce Dieu pour lequel vous tuez aveuglément nous a fait à son image, chaque balle dans le corps de ma femme aura été une blessure dans son coeur. Alors non je ne vous ferai pas ce cadeau de vous haïr. Vous l’avez bien cherché pourtant mais répondre à la haine par la colère ce serait céder à la même ignorance qui a fait de vous ce que vous êtes.
Vous voulez que j’aie peur, que je regarde mes concitoyens avec un œil méfiant, que je sacrifie ma liberté pour la sécurité. Perdu. Je l’ai vue ce matin. Enfin, après des nuits et des jours d’attente. Elle était aussi belle que lorsqu’elle est partie ce vendredi soir, aussi belle que lorsque j’en suis tombé éperdument amoureux il y a plus de 12 ans. Bien sûr je suis dévasté par le chagrin, je vous concède cette petite victoire, mais elle sera de courte durée. Je sais qu’elle nous accompagnera chaque jour et que nous nous retrouverons dans ce paradis des âmes libres auquel vous n’aurez jamais accès.
Nous sommes deux, mon fils et moi, mais nous sommes plus fort que toutes les armées du monde. Je n’ai d’ailleurs pas plus de temps à vous consacrer, je dois rejoindre Melvil qui se réveille de sa sieste. Il a 17 mois à peine, il va manger son goûter comme tous les jours, puis nous allons jouer comme tous les jours et toute sa vie ce petit garçon vous fera l’affront d’être heureux et libre. Car non, vous n’aurez pas sa haine non plus."
                                  Antoine Leiris, journaliste à France Bleu

24 novembre 2015

Bonheur au Chien Vert

"Qu'est-ce que je serais heureux si j'étais heureux !"
         Woody Allen (1935- )

C'est une vieille dame maintenant. Seule depuis le décès du père adoré et de la maman chérie. On évoque le bonheur et le malheur d'être. Elle me raconte avoir connu ce sentiment de plénitude heureuse une seule fois dans sa vie, durant une dizaine de minutes, au magasin le Chien Vert entre les rames de tissus et de rideaux. Pourquoi là? pourquoi à ce moment? aucune explication raisonnable. Elle planait, se sentait bien, elle aurait bien esquissé un pas de danse tant c'était bon. Elle n'avait jamais connu cela auparavant, ne l'a plus jamais connu depuis. Elle ne s'en plaint pas: au moins elle sait à quoi cela ressemble, le bonheur. 
 


23 novembre 2015

Les courriels qui font du bien

"Cher Carl,
Pour une fois, je ne suis pas d'accord avec toi, et suis heurté par la dernière phrase de ton texte. Je trouve déplacé de mettre ce qui se passe sur un plan quantitatif. Je pense que les français ont vécu là un traumatisme qui sous certains aspects ressemble un peu au traumatisme que les belges ont vécu lors de l'affaire Dutroux. Quelque chose d'incompréhensible et d'injuste, touchant des innocents.​ "

Cette phrase, envoyée par un ami cher, est ce que j'ai lu de plus intelligent aujourd'hui. Elle faisait suite à un coup de téléphone allant dans le même sens d'un de mes fils. J'ai apprécié une fois de plus avoir dans mes proches des contradicteurs bienveillants et avisés. 



22 novembre 2015

Risque maximal et risque relatif

"On appelle profond ce dont simplement on ne peut voir le fond."
    Friedrich Nietzsche

Ce weekend "soudain Bruxelles devint un cimetière d’être vivants" comme le décrit bien Béatrice Delvaux, en raison d'un "risque maximal". Pareil risque majeur correspond en médecine à la situation dans laquelle on a le plus de (mal)chances de mourir. On est loin du compte en ce qui concerne la traque de deux minables et de leurs comparses dont la force est de se dissimuler et de jouer de l'effet de levier qu'est la peur. Rien n'excuse ni ne diminue l'horreur du carnage parisien, mais de quoi puis-je mourir si je sors ce weekend? Les statistiques me rassurent ici davantage que les viriles paroles de Charles, François et Vladimir. 500 personnes meurent par noyade en France chaque année (et le nombre augmente régulièrement), 3.500 sur les routes et plus de 5.000 en raison d'une chute, la plupart du temps... à leur domicile. Quant aux meurtres sanglants, ils ne sont pas l'apanage de terroristes puisque 754 homicides ont été dénombrés en France en 2013, soit deux par jour, dont 40% sur les lieux d'habitation et 28% d'origine conjugale ou familiale. On est plus en danger dans son lit qu'au Bataclan. 
 


20 novembre 2015

La danse de l'or


"Comme dans la chanson     les feuilles
soulevées par le vent     vont se mettre à danser."
            Valentine Goby. Kinderzimmer.

Elles dansent parce que la brise est bonne, et que c'est la dernière, et que cela termine bellement une vie de feuille. Légères, dorées, elles dansent parce qu'elles ne sont pas rochers battus par les vagues, ou châtaignes prêtes à griller: à chacun son histoire. Je m'inquiétais début novembre de voir les feuilles jaunes des Gingko Biloba de ma rue traîner aux arbres, en retard sur les autres, comme si le vent d'automne avait perdu une partie de son butin en route. Le jour venu, une pluie de pépites d'or joncha le sol après avoir fourni la plus belle des chorégraphies. A chacun son temps, attendre l'heure est un bonheur. 


Lu dans:
Valentine Goby. Kinderzimmer. Actes Sud 2013. Babel. 229 pages. Extrait p. 21

19 novembre 2015

L'ombre du rat

"On regarde briller les feux de Port-Saïd,
comme les Juifs regardaient la Terre promise:
car on ne peut débarquer; c'est interdit
- paraît-il - par la convention de Venise
(..)
Poète, on eût aimé, pendant la courte escale
fouler une heure ou deux le sol des Pharaons
au lieu d'écouter miss Florence Marshall
chanter The Belle of New York, au salon. "
        Henry Jean-Marie Levet (1874-1906)

Étrange époque. On n'ira plus à Louxor, ni à Tunis, ni à Istamboul, Charm el-Cheikh, Alep, ou Beyrouth. On ne survolera plus le Sinaï, le Donbass, le désert malien. Même pour Paris désormais on réfléchit. Des îlots, englobant des pays entiers, s'entourent de toute part de barbelés dans l'espace Schengen: un chien avec un chapeau nommerait cela une prison si leurs habitants ne s'y réfugiaient volontairement. Qu'un si grand nombre d'individus du monde dit libre restreignent à ce point ses destinations de voyage et s'enferment sous la surveillance d'aussi peu de geôliers aussi mal rasés interpelle. Le proprio de la maison aux vingt chambres vit désormais dans sa cuisine-cave et ne la quitte plus qu'à regret tant il craint l'ombre du rat. Est-on jamais aussi limité dans sa liberté que par les murs qu'on s'érige soi-même? Existe-t-il gardien de camp plus redoutable que celui qui a compris l'usage de cette arme fatale: la Peur, particulièrement celle qui nous saisit quand les contours du danger sont insaisissables, flous et nourris par tout l'imaginaire de nos angoisses intimes. Des centaines de SMS "maman je suis bien arrivé à l'école" s'envoient dans le cloud deux, trois, quatre fois par jour, il paraît que cela rassure - douce illusion. Nous fûmes terrorisés par le Père Fouettard, essayons donc pour nos enfants Dutroux, Ben Laden et Abaaoud, et qu'ils referment surtout bien derrière eux la petite porte du jardinet le matin, on n'est jamais assez prudent. Nos propres enfants sont aujourd'hui parents, contraints de réécrire chaque jour un improbable roadbook: é-duquer, é-lever contiennent la notion de "faire sortir de", "tenir en l'air à bout de bras" pour élargir le champ de vision, bref préférer le risque au cocon. Heureusement, ils le font bien. 


     
Lu dans:
Henry Jean-Marie Levet, poète du spleen, de l'opium et des paquebots, dont l’œuvre minuscule tient dans la paume de la main, est cité dans le dernier Goncourt
Mathias Enard. Boussole. Actes Sud 2015. 381 pages. Extrait pp 199-200.

18 novembre 2015

Choses simples


"Je ne vais rien écouter
 Je ne vais rien regarder
 Je vais éteindre tout     sauf la lumière
 Je vais faire des choses simples     avec de l'amour dedans
    marcher avec les chiens     cuisiner     lire un livre
     parler à mes proches         mesurer la chance que j'ai
 Je vais éviter de maudire      de haïr     de rejeter la faute sur l'autre.
 Je vais me souvenir qu'il suffit
        d'une poignée d'individus pour semer la mort
        et d'une multitude pour défendre l'essentiel de nos valeurs : la liberté, l'égalité
                   la fraternité."  
             David Lallemand Pesleux


17 novembre 2015

Le doux bruit d'une respiration au cœur du cyclone

"Je regarde la petite cour d'école, bien carrée, bien goudronnée, avec sa lumière plombée sur le préau et les quatre tilleuls muets. Quel essaim de mondes d'enfants disparus volette dans cette cour."
                Jean-Pierre Amette

Par-dessus les murs de l'école communale, des rires d'enfants, le tintement d'une cloche, les rangs se forment. On est à quelques centaines de mètres du Molenbeekistan dont se repaissent les Unes du monde après les attentats de Paris, et j'imagine les grands gosses qui se sont fait sauter vendredi jouant sous les mêmes tilleuls les mêmes jeux, avec les mêmes rires. A midi les mères les attendront à la porte de l'école pour qu'ils ne leur arrive rien de fâcheux sur la route du retour. Il règne dans ce quartier populaire et coloré où je suis né un calme étrange, à mille lieues des représentations qui en sont faites. C'est Henri Laborit je crois qui dans son Eloge de la fuite listait ce qui s'offrait à l'infortuné marin confronté à la tornade: rentrer au port, fuir au large ou se réfugier dans l’œil du cyclone. Une fraction de temps je m'imaginai être ce marin blotti, méditant sur les sources de la violence et les improbables rencontres qui la nourrissent. Étrangement, je n'en aimai mon quartier d'enfance et ses contrastes que davantage.  



Lu dans:
Jean-Pierre Amette. Journal météorologique. Ed des Equateurs. 2009. 155 pages. Extrait p.99,100
Henri Laborit. Eloge de la fuite. Robert Laffont. 1976.

15 novembre 2015

Sagesse pour temps orageux


"Je n'ai pas encore compris
comment fonctionne le monde,
mais je sais très bien
ce que le ciel exige de moi.
Le temps du gâchis est fini.
Maintenant, je pose la main
sur tout ce qui est beau."
Alexandre Romanès

A temps complexes, paroles simples comme en distille Alexandre Romanès le poète gitan, équilibriste, dresseur, nomade du cirque itinérant qu'il a fondé. Ancien illettré, ami de Jean Genet, il n'a appris à écrire qu'à l'âge adulte pour pouvoir publier ce qu’il vit et ce qu’il ressent. Cela nous donne une poésie essentielle, avare de mots inutiles mais désaltérante, qu'on aime relire les jours de ciel orageux et de mer agitée. 


Lu dans:
Alexandre Romanès. Paroles perdues.

14 novembre 2015

Alep Paris


"Il est cinq heures
Paris se lève
Il est cinq heures
Je n'ai pas sommeil."
               Lanzmann/Dutronc

Une série d'attaques simultanées a fait au moins 127 morts vendredi soir à Paris et dans la ville voisine de Saint-Denis. Grand corps malade, dont la fragilité fait écho à notre propre vulnérabilité intrinsèque, d'où l'effroi qu'elle suscite. Résister à la peur et à la simplification est un beau programme pour la semaine. 


13 novembre 2015

Dé-ménager


"Les choses ne sont pas seulement des choses, elles portent des traces humaines, elles nous prolongent. Nos objets de longue compagnie ne sont pas moins fidèles, à leur façon modeste et loyale, que les animaux ou les plantes qui nous entourent. Chacun a une histoire et une signification mêlées à celle des personnes qui les ont utilisés et aimés. Ils forment ensemble, objets et personnes, une sorte d'unité qui ne peut se désolidariser sans peine."
        L. Flem

Le mot «déménagement» contient une négativité discrète : il s'agit de dé-ménager. On ne se contente pas de changer le lieu où l'on habite, on abandonne celui où l'on vivait, on ne le ménage plus. Déménager, c'est d'abord vider, jeter, mettre en cartons, démonter, déranger ce qui tenait jusqu'alors plus ou moins en place à l'intérieur de la maison. Tout y passe: les vieux papiers, les livres autrefois lus et maintenant oubliés, les bibliothèques où ils étaient rangés, les armoires et les vêtements qu'elles contiennent, les jouets des enfants, les lits, les chaises, les tables, les canapés, les assiettes et les verres, les disques, les photos, et puis tous ces objets inutiles ramenés des vacances... La liste serait presque infinie. Mais ce qu'on démonte, ce qu'on jette, bref ce qu'on défait et qu'on casse, c'est un espace de vie, un ensemble vivant, un espace organisé sémantiquement et fonctionnellement, une histoire qui s'est nouée. C'est un espace peuplé d'objets qui sont comme les compagnons familiers de notre existence quotidienne.  (..) Le déménagement est plus qu'un simple mouvement dans l'espace. On y fait plus que seulement changer d'endroit ou d'emplacement. Il existe certes des déménagements «positifs », ceux des débuts de la vie active, ceux qui accompagnent l'installation en un nouveau lieu de séjour auprès d'une personne ardemment désirée. Le déménagement est alors une sorte de promesse qui se réalise. Mais, lorsqu'il s'agit de quitter un lieu où l'on a longtemps vécu, le déménagement ressemble parfois aussi à une déchirure. A vrai dire, promesse et déchirure peuvent aller ensemble.
        JM Besse.

Une pensée pour notre cadette et sa famille qui (dé)emménagent aujourd'hui.
CV.

Lu dans:
Jean-Marc Besse. Habiter un monde à mon image. Flammarion. 2013. 254 pages
Lydia Flem. Comment j'ai vidé la maison de mes parents. Seuil. La librairie du XX1e siècle. 2004, p. 50.

11 novembre 2015

Sagesse d'Alain

« Toute vérité devient fausse lorsqu'on s'en contente. »
          Alain



Lu dans:
Alain. Les marchands de sommeil. Camille Bloch. 1919

10 novembre 2015

Un gars de Catteville. Armistice (2015)

"Pourquoi ça, que c'est une victoire? Sulphart déconcerté un instant, ne trouvant pas tout de suite les mots qu'il fallait pour exprimer son farouche bonheur. Puis sans même comprendre la terrible grandeur de son aveu, il répondit crûment: J'trouve que c'est une victoire, parce que j'en suis sorti vivant..."
            Roland Dorgelès. Les Croix de bois. 1919

"Non, c'est affreux, la musique ne devrait pas jouer ça ... L'homme s'est effondré en tas, retenu au poteau, par ses poings liés. Le mouchoir, en bandeau, lui fait comme une couronne. Livide, l'aumônier dit une prière, les yeux fermés pour ne plus voir. Jamais, même aux pires heures, on n'a senti la Mort présente comme aujourd'hui. On la devine, on la flaire, comme un chien qui va hurler. C'est un soldat, ce tas bleu? Il doit être encore chaud. Oh ! Être obligé de voir ça, et garder, pour toujours dans sa mémoire, son cri de bête, ce cri atroce où l'on sentait la peur, l'horreur, la prière, tout ce que peut hurler un homme qui brusquement voit la mort là, devant lui. La Mort: un petit pieu de bois et huit hommes blêmes, l'arme au pied. Ce long cri s'est enfoncé dans notre cœur à tous, comme un clou. Et soudain, dans ce râle affreux, qu'écoutait tout un régiment horrifié, on a compris des mots, une supplication d'agonie: « Demandez pardon pour moi... Demandez pardon au colonel... »  Il s'est jeté par terre, pour mourir moins vite, et on l'a traîné au poteau par les bras, inerte, hurlant. Jusqu'au bout il a crié. On entendait: « Mes petits enfants ... Mon colonel... » Son sanglot déchirait ce silence d'épouvante et les soldats tremblants n'avaient plus qu'une idée: Oh ! vite ... vite ... que ça finisse. Qu'on tire, qu'on ne l'entende plus ... »  Le craquement tragique d'une salve. Un coup de feu, tout seul: le coup de grâce. C'était fini. .. Il a fallu défiler devant son cadavre, après. La musique s'était mise à jouer Mourir pour la Patrie et les compagnies déboîtaient l'une après l'autre, le pas mou. Berthier serrait les dents, pour qu'on ne voie pas sa mâchoire trembler. Quand il a commandé: «En avant! » Vieublé, qui pleurait, à grands coups de poitrine, comme un gosse, a quitté les rangs en jetant son fusil, puis il est tombé, pris d'une crise de nerfs. En passant devant le poteau, on détournait la tête. Nous n'osions pas même nous regarder l'un l'autre, blafards, les yeux creux, comme si nous venions de faire un mauvais coup. Voilà la porcherie où il a passé sa dernière nuit, si basse qu'il ne pouvait s'y tenir qu'à genoux. Il a dû entendre, sur la route, le pas cadencé des compagnies descendant à la prise d'armes. Aura-t-i! compris? C'est dans la salle de bal du Café de la Poste qu'on l'a jugé hier soir. Il y avait encore les branches de sapin de notre dernier concert, les guirlandes tricolores en papier, et sur l'estrade, la grande pancarte peinte par les musicos :« Ne pas s'en faire et laisser dire ». Un petit caporal, nommé d'office, l'a défendu, gêné, piteux. Tout seul sur cette scène, les bras ballants, on aurait dit qu'il allait « en chanter une », et le commissaire du gouvernement a ri, derrière sa main gantée.
- Tu sais ce qu'il avait fait?
- L'autre nuit, après l'attaque, on l'a désigné de patrouille. Comme il avait déjà marché la veille, il a refusé. Voilà ...
- Tu le connaissais?
- Oui, c'était un gars de Catteville. Il avait deux gosses.
Deux gosses: grands comme son poteau ..."
                    R. Dorgelès. ibid


Il m'est arrivé de sourire des Poilus de 14-18, j'étais jeune, sot et opposé à la guerre du Vietnam comme tous les barbus des bourges sixties. Et maintenant, recopiant Dorgelès, "arrivé à la dernière étape, il me vient un remord d'avoir osé rire de vos peines, comme si j'avais taillé un pipeau dans le bois de vos croix."

Je nous souhaite de ne jamais avoir à vivre comme eux l'horreur de choix impossibles.
CV

Lu dans:
Roland Dorgelès. Les Croix de bois. 1919. Albin Michel. Extrait "Mourir pour la Patrie", chapitre IX. Réédition Livre de poche, p. 149 à 151.

09 novembre 2015

Stockel, dans quel pays?


"Où donc sont partis trotter mes petits pieds ?
Que sont encore en train de saisir mes mains ?
Sur quelle pente roule en ce moment ma tête ?
Nous n’avons vraiment souci que de nos enfants."
        Eric Chevillard.

32 ans, de misère. Avec elle, deux petites pestes qui pénètrent dans le cabinet comme des balles magiques virevoltantes, on ne les retrouvera qu'à la fin et encore ils s'enfuient. Elle consulte pour leur mal à la gorge, leur hyperkinésie, des poux à l'école et son mal-vivre à elle, tenace "cela fait trois ans que je vous répète que je suis stressée, et vous ne faites rien." Ses gosses consulteraient-ils pour elle? Partie ce matin au travail en métro pour Thieffry, elle s'est retrouvée à Stockel, "Stockel, dans quel pays?" Un collutoire, des perles de valériane, quelques paroles d'encouragement, je les raccompagne jusqu'à la porte, mon sentiment d'impuissance est sans limite.


Lu dans :
Eric Chevillard. L'Autofictif. http://autofictif.blogspot.be/

08 novembre 2015

L'oiseau du réveil


"Le mérite du chant de cet oiseau tient à ce qu'il est dépourvu de toute connotation plaintive. Le chanteur peut facilement nous arracher des larmes ou nous faire rire, mais où est-il celui qui peut faire naître en nous une pure joie matinale? Quand, dans une humeur dolente, brisant l'horrible silence d'un trottoir en bois, par un dimanche ou bien quand je veille dans la maison en deuil, j'entends un coquelet chanter tout près ou au loin, je me dis qu'il y en a au moins un de nous qui va bien, et d'un coup je retrouve mes esprits. "
         Henry David Thoreau

Le recul de l'aube nous a privés d'un bonheur quotidien: le réveil aux chants d'oiseaux en fin de nuit. On n'imagine guère qu'ils n'aient leurs soucis, mais cela ne transparaît guère. Quand le chant se termine, on sait que le Soleil est là, et le chat. 



Lu dans:
Henry David Thoreau. De la marche. Ed. Mille et une nuits. 2003. 78 pages. Extrait p.66

06 novembre 2015

Sœur Anne ne vois-tu

"Qui est là
Personne
C’est simplement     mon cœur qui bat
Qui bat bien fort
À cause de toi
Mais dehors
La petite main de bronze
sur la porte de bois
Ne bouge pas."
    Jacques Prévert

 
Lu dans:
Jacques Prévert. Histoires. Gallimard. Folio N°119. 1963.  242 pages. 

05 novembre 2015

Ivresse de la fin de partie


"Lorsque, parvenu à l'automne de sa vie, on se retourne sur elle pour l'observer, l'image qui vient à l'esprit, plutôt que le chemin qu'on gravirait d'un pas régulier, est celle d'une partie d'échecs. L.e début de la partie donne toujours un grand sentiment de liberté et de sécurité. Les pièces nombreuses offrent d'innombrables possibilités; leur nombre met le joueur à l'abri des surprises: elles forment un glacis que, sauf erreur grossière, l'adversaire ne peut guère surprendre. La connaissance même approximative, des principes de l'ouverture permet de se garantir contre les mauvais coups. Paradoxalement la fin de partie, en diminuant le nombre des pièces en jeu, augmente les risques. Moins Il y a de pièces, plus le mouvement de chacune prend d'importance. Alors qu'en début de partie il semblait à peu près indifférent de placer son fou ou son cavalier ici ou là, désormais chaque coup compte; la moindre erreur entraîne la défaite. On devine confusément qu'il n'y a plus cinquante façons de gagner, mais une seule, et qu'il s'agit de la trouver. Simultanément, l'imbrication des pièces fait qu'il n'y a plus de camps, plus d'espace de sécurité. À tout instant l'adversaire peut débouler au cœur de mon dispositif.

Lorsqu'on est jeune - disons jusqu'à la quarantaine -, on se sent dans les mêmes dispositions que le joueur en début de partie. La vigueur du corps, ses capacités de récupération, l'abondance des  occasions et expériences de toutes sortes - amours, voyages, amitiés, plaisirs divers -, tout cela donne un sentiment de liberté en même temps que de sécurité. Quoi qu'on fasse, à condition de ne pas faire l'imbécile, on ne risque pas grand-chose. Si on se trompe, il suffit de tirer un trait et de repartir dans une autre direction. Avec l'âge il en va différemment. Comme le joueur en fin de partie, on n'a plus que quelques pièces à jouer : l'homme ou la femme avec qui on a fait sa vie, les enfants qui sont déjà grands, les projets qu'on n'a plus beaucoup de temps pour réaliser. Et comme lui, on découvre des risques multipliés: un accident peut anéantir celles ou ceux qu'on aime, un examen médical rétrécir la vie de vingt ans à quelques mois. Un mauvais choix, une mauvaise expérience, et il faut  désormais plus de temps et d'efforts pour s'en remettre. Quant aux projets, on doit décider ceux qu'on fera vraiment, car on ne peut plus réaliser tous ceux qu'on a rêvés. Si on se trompe, c'est encore du temps gâché avant la décrépitude finale. Bref, l'âge des essais, des erreurs fructueuses, des tâtonnements bénéfiques, des fautes pardonnées d'avance est révolu. Désormais, on vit avec le sentiment que chaque coup compte, et qu'un seul mauvais coup peut faire perdre la partie. Cela donne à l'existence un piment que la jeunesse ne connaît pas: tous les joueurs d'échecs savent que ce n'est pas au début de la partie mais à la fin qu'on éprouve les sensations les plus fortes et que le cœur se met à battre. C'est dans la finale que l'intensité du jeu atteint son sommet, parce que le risque y est porté à son paroxysme. Sans doute faut-il penser que ce plaisir propre à l'automne de la vie est une compensation pour tous les agréments perdus de la jeunesse."
        François Gauchet


Lu dans:
François Gauchet. Vieillir en philosophe. Odile Jacob. 2015. 205 pages. Extrait pp 158,159

Lieux de vie


"Les lieux de pleine habitation se rencontrent avant tout dans des moments vécus dont nous portons longtemps sur nous l'empreinte, dans cette ancienne chanson entendue avec des amis dans le bar de la plage, dans cette couleur du nuage au-dessus des toits après la fin de la moisson, dans ce repas partagé, dans la sensation de l'eau qui coule encore sur le corps longtemps après la pluie, dans ces fêtes populaires, dans ces langages particuliers qu'on ne parlait qu'ici. La liste pourrait, on le comprend, indéfiniment s'allonger de ces moments qui ont constitué les lieux dont je cherche à parler: les lieux où quelque chose a été vécu."
                Jean-Marc Hesse



Lu dans:
Jean-Marc Besse. Habiter un monde à mon image. Flammarion. 2013. 254 pages. Extrait pp. 194,195

03 novembre 2015

Heure d'hiver


"C'est une belle journée         la vie calme et vivante
avec juste la pensée sourde         (qu'on chasse doucement)
que cette fois-ci l'été         c'est vraiment bien fini
qu'on a changé l'heure         que les jours raccourcissent
les jours du jour         et les jours des vivants dans le jour
Il faudra chaque soir allumer     un peu plus tôt les lampes
et je ne sais plus quand déjà la nuit tombe
si j'entends l'oiseau Mélancolie chanter doucement dans la brume
ou bien l'enfant chassé de l'été pour rentrer à l'école
qui pousse un soupir en ouvrant ses cahiers
(..)
A la tombée du jour on ne sait pas non plus
si on a le cœur triste d'un jour déjà passé         d'une journée de moins
ou bien le cœur calme parce qu'on a vécu près de ceux qu'on aime
ou simplement des sentiments brouillés         vaguement métaphysiques
Les lumières de la nuit tremblent dans la brume."
                Claude Roy

Moment paisible entre le crépuscule et la nuit où les images de la journée défilent, vaporeuses, L'attention ne se fixe plus sur rien, comme durant les longs voyages en train ou en contemplant une pluie torrentielle, quelques feuilles d'automne accrochées au manteau. On repense à ceux qu'on aime, juste avant de s'envoler dans les songes. C'est bien.


Lu dans:
Claude Roy. Le Noir de l'Aube. Gallimard. NRF. 1990. Extraits pp 58, 117

02 novembre 2015

Sagesse de la montgolfière


"A ce moment, on se dit qu’une simple épingle suffirait à crever la montgolfière."
    Pierre Rimbert.

Hier se sont élevées les dernières montgolfières, mettant à profit des conditions climatiques idéales avant la longue trêve hivernale. Merveilleuses de légèreté, d'équilibre et de maîtrise des vents contraires de l'existence, elles nous émeuvent par l'impression de vulnérabilité extrême qu'elles dégagent. Elles emportent dans le ciel irisé nos rêves et nos craintes. 


Lu dans :
Pierre Rimbert. La guerre des bougons. Controverse intellectuelle ou cirque médiatique. Le Monde Diplomatique. Novembre 2015.

01 novembre 2015

Sagesses de l'au-delà


Une vie sans fin serait inhumaine. Déjà dans la Grèce ancienne la perfection coïncide avec la finitude: ce qui n'a pas de fin est incomplet. Une vie acquiert tout son sens à son terme, quand le cercle se ferme, "nul ne pouvant juger du bonheur ou du malheur d'un homme avant sa mort" (Sophocle,  Trachiniennes)
            Emilio Mordini

L'éternité c'est long vers la fin, s'amusait Woody Allen. S'était-il inspiré du mythe grec d'Eos, déesse de l'Aurore, qui demanda à Zeus de conférer l'immortalité à son époux Tithon ce à quoi il consentit. Mais elle oublia de demander en même temps la jeunesse éternelle. Tithon devint de jour en jour plus vieux, plus grisonnant et plus ridé; sa voix se fit chevrotante et Éos, fatiguée de s'occuper de lui comme un enfant, l'enferma dans sa chambre à coucher où il devint une cigale.  Toute ressemblance avec une situation vécue ou actuelle est bien sûr fortuite, même si notre médecine se veut quelquefois l'égale de Zeus. Ses bénéficiaires, repus de jours, entonneraient volontiers l'antique complainte: 
  
"Relâchez-moi donc et rendez-moi à la terre
que je retrouve ma beauté matin après matin
que j'oublie ces jours vides
accroché pour toujours aux ailes d'un rayon d'argent." (Sophocle)

Je vous souhaite une belle fête de Toussaint, lumineuse comme l'est le souvenir de certains de nos proches disparus.
CV

Lu dans:
Sophocle. Trachiniennes, 1, trad. Par R. Torrance. Houghton Mifflin, 1966).
Emilio Mordini. Tithonus and Eos. Hektoen International Journal  Fall 2015 nov. 2015