29 juin 2012


Entre café et journal lui aussi jette l'ancre pendant ces deux mois, manière discrète de nous forcer à retrouver le rythme propre des saisons. On ne va pas pour autant arrêter de lire, de rêver, de réfléchir aux mille manières de reconstruire le monde, mais on le fera au rythme lent des percherons d'antan. Si on nous prête vie, la cloche de septembre nous réveillera

L'école est finie


"On a fermé les cahiers un soir
Sur la guerre inachevée
Et comme si rien ne s'était passé
On a déserté l'histoire
On a sauté les pages
Et tout s'est effacé
Comme s'il y avait un peu de craie
Dans l'encrier."
C. Lara. La craie dans l'encrier.

Moment d'émotion, l'école proche a fermé ses grilles, tous les élèves s'étant égaillés. La magie des grandes vacances est intacte quel que soit notre âge: on quitte un soi-même pour en retrouver un autre, on sort d'une cour pour entrer dans un jardin, les oreilles bruissant de chants d'oiseaux, de clapotis de vagues et d'arrivées au sommet du Tour de France. Nous laisser gagner par cette douceur de deux longs mois qui se raccrochent à notre enfance, pays lointain qui soudain reprend vie. On range tout ce qui n'est pas essentiel, on allège pour pouvoir naviguer à la voile, avec de longues pauses dans des criques tranquilles à l'abri des tempêtes et des regards. 

Entre café et journal lui aussi jette l'ancre pendant ces deux mois, manière discrète de nous forcer à retrouver le rythme propre des saisons. On ne va pas pour autant arrêter de lire, de rêver, de réfléchir aux mille manières de reconstruire le monde, mais on le fera au rythme lent des percherons d'antan. Si on nous prête vie, la cloche de septembre nous réveillera. 


Lu dans:
Paroles: Daniel Boublil. Musique: Catherine Lara   1974  "La craie dans l'encrier"  

Naissance d'une perle


"A l'instar de l'huître, qui transforme très patiemment un grain de sable en une perle, c'est-à-dire une intrusion blessante en sécrétion magnifique."
B. Deprez

Lu dans:
Bérengère Deprez. Marguerite Yourcenar et les Etats-Unis. Du nageur à la vague. Racine. 2012. 208 pages. Extrait p.24

28 juin 2012

Amor fati


"Qu'il eût été fade d'être heureux."
Yourcenar

Un homme rencontre une femme, désespérée. Il en tombe instantanément amoureux: le malheur d'autrui est capiteux. "Elle s'acharnait à m'entraîner dans ses souffrances; elle voulait un compagnon de malheur dans l'espoir que nous puissions être à l'unisson." Quête impossible du bonheur dans le malheur, comme la pluie qui tombe alors que le soleil brille. "Cette souffrance, il est probable que j'en avais besoin. Souffrir à cause des autres évite de souffrir à cause de soi." Ce court texte autobiographique de Jean-Marie Rouart m'a éclairé sur des comportements similaires notés chez mes proches et patients depuis tant d'années. Sur le mien aussi peut-être, - nombreuses sont les cloisons qui séparent à notre insu nos divers nous-mêmes  - et sur les raisons mystérieuses qui mènent un adolescent insouciant à embrasser la profession médicale. 


Lu dans :
Marguerite Yourcenar. Aphorismes Feux. 1936
Jean-Marie Rouart. Une jeunesse à l'ombre de la lumière. NRF Gallimard. 2000. 370 pages. Extrait p. 329-330 

27 juin 2012

Dortoirs marins


 ".. au cimetière de Saint Brieuc: beaucoup de pierres, et des arbres, beaucoup aussi . Beaucoup de tombes alignées comme les petits lits d'un dortoir en plein air.  Au début on se dit, oui, c'est la première chose qui m'est venue à l'esprit en arrivant au cimetière: ils sont bien, là, avec la mer en contrebas. Il est bien là."
 Marie Nimier

Les cimetières marins sont souvent des  cimetières militaires, parsemés sur les plages où de jeunes hommes, presqu'encore des enfants, payèrent de leur vie la folie de leurs parents. Ils ont vingt, dix-huit, parfois seize ans comme le révèlent les dates sur les croix de marbre blanc qui balisent leurs tombes. Une sorte de camps de jeunes qui aurait bivouaqué en bord de mer. L'image de Marie Nimier n'en est pas fort éloignée. 

       
Lu dans:
Marie Nimier. La reine du silence. NRF Gallimard. 2004. 172 pages. Extrait p.12

Comme un flacon chevelu d'algues danse à jamais sur la mer


"Tout homme, maître à bord après Dieu. Tout homme, prisonnier à fond de cale."
M Yourcenar

La métaphore du passager embarqué dans sa propre existence, "frêle objet humain à la surface des flots", n'a peut-être plus la même puissance d'évocation que lui donnait Marguerite Yourcenar embarquée pour rejoindre les Etats-Unis en 1942. Les interrogations qu'elle se pose demeurent les mêmes. 

Un beau, et tout récent, livre de Bérengère Deprez raconte comment la patrie d'adoption de notre concitoyenne a percolé dans son oeuvre de manière indélébile. Livre savant qui se laisse livre comme un roman, même en vacances. 


Lu dans:
Marguerite Yourcenar. En pélerin et en étranger (essais rédigés entre 1928 et 1987). Gallimard. 1989. 265 pages
Bérengère Deprez. Marguerite Yourcenar et les Etats-Unis. Du nageur à la vague. Racine. 2012. 208 pages. Extrait p.12

26 juin 2012

Raison et économie


"Ce qui rend fausses beaucoup de théories économiques, c'est qu'elles sont fondées sur l'hypothèse que l'homme est raisonnable."
Auguste Detoeuf, industriel et essayiste. 1936

Elie Cohen, plus récemment, parle de "rationnalité irationnelle". Irrationnel car l'investisseur achète une action, alors qu'il sait pertinemment bien qu'elle est surévaluée. Tout en étant rationnel, car il pense qu'elle va continuer à monter, parce que d'autres croient qu'elle n'est pas surévaluée... 


Lu dans:
Bernard Keppenne. Théories dans un monde imparfait. Libre Entreprise. 23 juin 2012. p.8 

25 juin 2012

Notes dans la nuit


"Une nuit, je marchais dans la rue de la Loi à Bruxelles. il n'y avait ni voiture ni bruit liés à l'activité humaine. Je marchais au milieu de cette grosse artère de la capitale. Ce que j'ai trouvé inouï, c'était d'entendre le chant d'un merle ou d'un rossignol. La densité du moment était telle qu'il paraissait surréel. Je ne m'y connais pas assez pour différencier le chant du merle de celui du rossignol. J'imaginais cette rue quelques heures plus tard, encombrée, obstruée, "décibellée" par le vrombissement des voitures avortant toute chance de vivre la grâce d'une rencontre insolite de ce type."
Sébastien de Fooz.

Lu dans:
Sébastien de Fooz. Autoportrait. LLB. Momento. 23 juin 2012. p.5 

23 juin 2012

Sagesse des vulnérables


"Il y a de ces maladies, si on les guérit, à l'homme, il ne reste rien."
Henri Michaux

Et si la vulnérabilité était une force, comme le suggère Henri Michaux? Il se décrit lui-même comme "né troué",  au 69 rue Defacqz à Bruxelles, issu d'une douteuse belgitude qui l'amènera à se faire naturaliser français en 1955.  Henri Michaux gardera en mémoire cette absence de destin tracé, cette zone de faiblesse qui le mènera tout au long de son existence à s'appuyer "sur les coups qu'on me porte", décrivant comme une des clés de sa réussite la capacité de "toujours garder en réserve de l'inadaptation."  


Lu dans:
Henri Michaux. Epréuves. Exorcismes.
Sion Leys. Le studio de l'inutilité. Flammarion. 2012. 300 pages. Extrait pp.15-16.

22 juin 2012


« Le passé et le futur n'existent qu'en relation avec toi
tous deux ne sont qu'un, c'est toi qui penses qu'ils sont deux. »

Djalâl Al-Din Rum (Rumi, Perse,1207-1273, inspirateur du soufisme)
 

21 juin 2012

Sous la Loire, l'été


"Demain c'est promis, j'emporterai le tableau de Max Savy. Il représente un homme fourbu qui marche tête baissée sur un chemin en pente, au bord d'un champ bien peigné. C'est une lumière de fin de journée. On sent le soulagement du travail accompli, la peine du lendemain. Au dos est écrit Le Hameau bleu."

Je découvre ce court texte en fin de consultation, fourbu. Il me parle. Image d'un labeur honnête, à une époque et dans un climat que je situe entre "l'Angélus" austère de Jean-François Millet et les paysages flamands givrés de Valérius de Saedeleer. J'y projette "le soulagement du travail accompli, la peine du lendemain", une certaine austérité nordique, pétrie de la nécessité de se racheter par le travail de Dieu seul sait quelle faute originelle.   Une rapide googlerie me fait retrouver le tableau de Savy, peintre méditerranéen lumineux, qui projette sur ma journée un éclairage de soleil, de chaleur, l'esprit dispos et apaisé entre deux journées d'une activité bienfaisante. On est manifestement sous la Loire, et il y a de la légèreté dans l'air. Ma soirée sera bonne, et demain un autre jour: tiens, c'est l'été.

20 juin 2012


"Quand toutes les briques de la maison te sont tombées sur la tête, il reste le soleil ..."
Sagesse sans nom
  

18 juin 2012

Une envie d'eau


      Là où
dort mon amour
                glissant sous le roc
je voudrais être de l'eau
            j'entrerais je dormirais près d'elle

Tanka du Man'yōshū  (compilé par Otomo no Yakamochi, 760)

Ne vous prend-il jamais une envie de réapprendre à écrire, à lire, à dire, à vivre des choses simples, avec peu de mots - tous compréhensibles-, peu de gestes, quelques paroles choisies. Une université de l'essentiel, bienveillante pour ses élèves, où l'étude des textes anciens apprendrait comment vivre demain, aimer davantage, mieux admirer les choses et les gens. Réver de vivre comme une eau qui s'écoule est-il donc devenu à ce point inaccessible? 

 Lu dans :
Jacques Roubaud. Mono No Aware, le sentiment des choses. Gallimard. NRF. 1970. Extrait p.63

Un mystique amusé

"Quel homme n'a jamais transgressé ta Loi, dis?
Une vie sans péché, quel goût a-t-elle, dis?
Si tu punis le mal que j'ai fait par le mal,
Quelle est la différence entre toi et moi, dis? "
Omar KHAYYAM (1048-1131, Perse)

Poète philosophe, hédoniste, tolérant et sceptique, Khayyam est en outre considéré comme un des plus grands mathématiciens du Moyen âge. Réformateur du calendrier persan en 1074, il compile dans ses rubaiyat » (quatrains) des perles mystiques qui en font un soufi, mais au regard amusé, préférant  le vin et la compagnie des jeunes filles aux prières.

« Autrefois, quand je fréquentais les mosquées,
je n'y prononçais aucune prière,
mais j'en revenais riche d'espoir.
Je vais toujours m'asseoir dans les mosquées,
où l'ombre est propice au sommeil. »

Lu dans:
Amin Maalouf. Samarcande. JClattès. 1988. 380 pages. Extrait p.13

16 juin 2012

Les grands bonheurs ont parfois dans leur paume de grandes tristesses



"Il y a une douleur  dans cette pièce, mais je ne sais pas à qui elle appartient."
E Fottorino.

Elle a terminé son grand oral de médecine générale en fin d'après-midi ce samedi. Sept années d'un parcours exigeant, auquel elle a beaucoup sacrifié, prennent soudain fin. Un juré s'inquiète avec sollicitude de sa réussite, et soudain l'émotion est plus forte, elle fond en larmes, sans un mot. Ce matin elle a enterré son papa, qui n'assistera pas à sa promotion dans quelques jours. Elle ne s'en est plaint à personne, ne souhaitant pas mêler la pitié aux points. Les grandes douleurs sont muettes, même si pour elle désormais "tous les matins du monde seront sans retour, tous les jours seront le même jour, tous les froids le même froid", lui rappelant tout au long de sa vie de généraliste qu'en une seule journée funeste on peut devenir docteur, et orpheline.

Lu dans:
Eric Fottorino. Questions à mon père. NRF Gallimard. 2010. 203 pages. Extrait p. 76

15 juin 2012

L'écheveau d'une vie



"Tantôt je pense, tantôt je vis."
Paul Valéry.
On sort ébloui du film consacré à François Mitterrand programmé par France 2 ce soir de 30ème anniversaire (François Mitterrand à bout portant, 1993-1996). Non guère par la personne du président mais par le brio avec lequel sont abordés la complexité d'une pensée nourrie par un siècle de vie française, pétrie de contradictions assumées. Par l'interrogation de l'après et du sens de toute action humaine, que l'approche de la mort rendait lancinante . Par la cohabitation de tant de contradictions, d'une sincérité habillée de mensonges, d'une tendresse dissimulant tant de calculs. Et on murmure les paroles de Sirl Hustvedt dans son dernier ouvrage: "Nul d'entre nous ne peut jamais démêler le noeud des fictions qui composent cette chose incertaine que nous appelons notre moi."

Lu dans :
François Jullien. Philosophie du vivre. NRF Gallimard. Bibliothèque des Idées. 2011. 270 pages. Extrait page 9
Siri Hustvedt. Un été sans les hommes. Actes Sud. 2011. 216 pages.

La force des choses infimes



La délicatesse tragique d'une paire d'ailes [du papillon] ,
cette "plume ajoutée au poids des ans".
Erri De Luca

Tous deux pétris d'années, le vieux chasseur emporte sa proie, la dernière qu'il tirera jamais, le roi des chamois arrivé au terme de son existence. Le combat fut inégal, et l'homme l'a emporté. Il peine à avancer, le souffle court, les épaules en feu. Un papillon se pose sur les bois du chamois. Son insignifiance s'ajoute au poids des ans et déséquilbre l'ensemble, le vieux tombe et meurt sous son trophée. On retrouvera leurs deux dépouilles inextricablement mêlées à jamais sous la neige.

Lu dans:
Eri De Luca. Le poids du papillon. Gallimard. 2009. 83 pages

C'est moi !


 "De temps à autre un homme se dresse en ce monde,
étale sa fortune et proclame: c'est moi!
Sa gloire vit l'espace d'un verre fêlé,
déjà la mort se dresse et proclame: c'est moi!"
Omar Khayyam (1048-1131, Perse)

... à quoi comparer
        ce monde ?
A la vague blanche derrière
un bateau parti à la rame
            dans l'aube." 
Tanka du Man'yōshū  (compilé par Otomo no Yakamochi, 760)

Lu dans:
Amin Maalouf. Samarcande. JClattès. 1988. 380 pages. Extrait p.67

13 juin 2012

Les passions modérées


"Comme elles sont étranges, ces passions modérées qui, sans faire courir de risque mortel à ceux qui les cultivent, parviennent à survivre à des malheurs véritables et, pour peu qu'on les accepte, à former un système immunitaire de secours. Elles ne contestent pas mais accompagnent les vraies importances. Elles ne font pas un destin mais n'interdisent nullement d'en avoir un. Elles prétendent, non pas transformer nos jours en songes emplis de plaisir, mais servir à leur agrément ou les rendre, lorsqu'une difficulté survient, simplement vivables. Bien qu'inavouées, vécues parfois même honteusement, elles aident à se maintenir en joie et, plus utile encore, à se maintenir en vie. Autre avantage: elles permettent de se regarder par le bon bout de la lorgnette, le petit. "
Pierre Hebey

Petit texte, déniché par hasard dans un ouvrage inactuel, qui nous aidera sans aucun doute à jeter un regard neuf sur ces passions modestes, presqu'invisibles, qui tissent la trame légère de nos existences. Je m'en suis trouvé quatre ou cinq, rien de pharaonique certes, mais qui font que je garde plaisir à me lever le matin. Autant pour vous ? 

Lu dans:
Pierre Hebey. Les passions modérées. NRF. Gallimard. 1995. 472 pages. Extrait. Exergue 

"Il commence toujours sa lecture du Monde par le Carnet, où sont annoncés les décès (ceux qui bénéficient de quelque notoriété figurent dans la rubrique Disparitions, ce qui laisse espérer un départ temporaire, mais dans les deux cas le mot Mort est banni)."
J.-B.  Pontalis

 
Lu dans:
J.-B. Pontalis. En marge des jours. NRF Gallimard. 2002.120 pages. Extrait p. 34

12 juin 2012

Sagesse de l'ombre


"On ne gagne pas d'un seul coup la lumière.
On l'atteint par le chemin de l'obscurité."
Paul Claudel

Je termine une lecture, on commence une autre. Elles se donnent la main, mystérieusement, par deux textes traitant du clair-obscur, notion refoulée de nos existences. Que Paul Claudel et Tanizaki Junichirô, contemporains de mes grands-parents, me fassent découvrir la sagesse de l'ombre ce même jour est un cadeau.

"Percer l'énigme de l'ombre. Cette lumière indirecte et diffuse est le facteur essentiel de la beauté de nos demeures. Et pour que cette lumière épuisée, atténuée, précaire, imprègne à fond les murs de la pièce, ces murs sablés, nous les peignons de couleurs neutres, à dessein. Nous nous complaisons dans cette clarté ténue, faite de lumière extérieure d'apparence incertaine, cramponnée à la surface des murs de couleur crépusculaire, et qui conserve à grand'peine un dernier reste de vie. Pour nous, cette clarté-là sur un mur, ou plutôt cette pénombre, vaut tous les ornements du monde et sa vue ne nous lasse jamais. Dans ces conditions, il va de soi que ces murs sablés doivent être recouverts d'une couleur uniforme pour ne pas troubler cette clarté; si, d'une pièce à l'autre, la couleur de fond peut varier légèrement, la différence en tout cas ne peut être qu'infime. Ce ne sera pas une différence de teinte, mais plutôt une variation d'intensité, à peine plus qu'un changement d'humeur chez celui qui
la regarde. Nous avons enfin, dans nos pièces de séjour, ce renfoncement qu'on appelle le toko na ma, que nous ornons d'une peinture, d'un arrangement floral, généralement ténébreux en plein jour, [dont] il est impossible de distinguer le dessin. (..) Malgré cela, l'on sent bien qu'il existe une exacte harmonie entre cette vieille peinture fanée et l'obscur toko no ma, qu'à tout prendre il est sans importance que son dessin soit estompé, et que cette imprécision au contraire est justement ce qui convient. Dans un cas comme celui-là, la peinture n'est plus, en somme, qu'une "surface" modestement destinée à recueillir une lumière faible et indécise, dont la fonction est la même absolument que celle d'un mur sablé. Et c'est là la raison pour laquelle nous attachons une importance si grande, dans le choix d'une peinture, à l'âge et à la patine, car une peinture neuve, fût-elle à l'encre diluée ou de couleurs pâles, risque, si l'on n'y prête attention, de détruire l'ombre du toko no ma. La fonction de cette peinture, ou de ces fleurs, n'est pas décorative en soi, car il s'agit plutôt d'ajouter à l'ombre une dimension dans le sens de la profondeur."
Tanizaki Junichirô

Accepter l'ombre, et la patine du temps, comme une expression du Beau est une philosophie. Elle me permet de jeter un regard différent sur ma journée. 

Lu dans:
Paul Claudel, cité dans Romain Slocombe. Monsieur le Commandant. NiL. 2011. 261 pages. Extrait p.18.
Tanizaki Junichirô. Eloge de l'ombre. Publications orientalistes de France. 1933. ALC 1977 pour la traduction en français par René Sieffert. 112 pages. Extrait pp.51-54 

11 juin 2012


"J'ai cru longtemps que la mémoire servait à se souvenir; je sais maintenant qu'elle sert surtout à oublier."
Pierre Chaunu

 
Lu dans :
J.-B. Pontalis. En marge des jours. Gallimard. NRF. 2002. 123 pages. Extrait p. 14

09 juin 2012

Lieux d'aisance et de méditation


Chaque fois que, dans un monastère de Kyôto ou de Nara, l'on me montre le chemin des lieux d'aisance construits à la manière de jadis, semi-obscurs et pourtant d'une propreté méticuleuse, je ressens intensément la qualité rare de l'architecture japonaise. Un pavillon de thé est un endroit plaisant, je le veux bien, mais des lieux d'aisance de style japonais, voilà qui est conçu véritablement pour la paix de l'esprit. Toujours à l'écart du bâtiment principal, ils sont disposés à l'abri d'un bosquet d'où vous parvient une odeur de vert feuillage et de mousse; après avoir, pour s'y rendre, suivi une galerie couverte, accroupi dans la pénombre, baigné dans la lumière douce des shôji* et plongé dans ses rêveries, l'on éprouve, à contempler le spectacle du jardin qui s'étend sous la fenêtre, une émotion qu'il est impossible de décrire, (..) [et] d'où l'on peut, à l'abri de murs tout simples, à la surface nette, contempler l'azur du  ciel et le vert du feuillage. Lorsque je me trouve en pareil endroit, il me plaît d'entendre tomber une pluie douce et régulière. (..) En vérité ces lieux conviennent au cri des insectes, au chant des oiseaux, aux nuits de lune aussi; c'est l'endroit le mieux fait pour goûter la poignante mélancolie des choses en chacune des quatre saisons."
Tanizaki Junichirô (1886-1965)

* paroi constituée de papier translucide monté sur une trame en bois

Lu dans:
Tanizaki Junichirô. Eloge de l'ombre. Publications orientalistes de France. 1933. ALC 1977 pour la traduction en français par René Sieffert. 112 pages. Extrait p.21

08 juin 2012

L'âme du talc


"C'est l'histoire d'un sculpteur inuit venu découvrir la très vieille grotte Chauvet, en Ardèche, aux parois superbement décorées il y a trente-deux mille ans par des artistes capables de figurer des lionnes enlacées, des chevaux au galop, des rhinocéros et des mammouths. Comme il s'imprégnait de ces fresques remontant à l'enfance de l'humanité, ses hôtes lui ont présenté un bloc de talc blanc prélevé dans les carrières de Luzenac, avec mission d'y modeler un phoque en guise de souvenir. L'homme a accepté mais les jours filaient et la pierre demeurait intacte. On s'interrogea, on s'inquiéta. La matière était- elle de mauvaise qualité? L'Inuit manquait-il d'inspiration ? Une semaine s'écoula et toujours rien. Gentiment sommé de s'expliquer, l'Inuit finit par donner sa réponse: cette pierre ne renfermait pas un phoque mais un ours, affirma-t-il sans hésiter. Un ours? se sont exclamés ses hôtes. Un ours, a confirmé l'homme du pôle, ajoutant qu'il ne saurait sculpter un animal étranger à l'âme de ce bloc de talc."
E. Fottorino

J'ai souri un instant, et puis plus. Nous sommes pétris de "Qui veut peut" et les atermoiements d'un sculpteur inuit à l'écoute d'un bloc de talc ne nous atteignent guère. Cette méconnaissance a créé des  banquiers ayant rêvé d'être instituteurs, des médecins qui se destinaient au théâtre, des guichetiers qui se voyaient explorateurs des pôles, des danseuses étoiles regrettant les mômes qu'elles n'ont pu faire. On rêve tous d'offrir le meilleur à nos têtes blondes, même si ce meilleur a la forme d'un ours quand nous y voyons un phoque. 

Lu dans:
Eric Fottorino. Questions à mon père. NRF Gallimard. 2010. 203 pages. Extrait p. 125

07 juin 2012

Ecrire, une façon de vivre


"Un écrivain, si je regarde au fond de moi et si je me fie à ce que j'ai observé au fil des années en côtoyant des auteurs, c'est quelqu'un qui, quoi qu'il arrive, ne peut pas s'empêcher de fabriquer des phrases et des histoires. C'est encore et toujours cette personne qui, à la tombée de la nuit, propose à ceux qui passent de s'asseoir près du feu et d'écouter, avant d'entrer dans le royaume du sommeil, le récit qui s'est inscrit en elle et qu'elle ne demande qu'à partager."
Francis Dannemark 

 
Lu dans:
Francis Dannemark. Ecrire , une façon de vivre. Supplément "Etre écrivain aujourd'hui." La Libre. 4 juin 2012. Page 6.

06 juin 2012

Pourquoi vole-t-on?


"Je me souviens d'une nouvelle de Simenon où le cambrioleur s'arrange chaque fois pour pénétrer dans les maisons quand les habitants sont là. Ce qu'il vole de plus précieux, c'est la chaleur paisible du foyer."
E Fottorino.

Lu dans:
Eric Fottorino. Questions à mon père. NRF Gallimard. 2010. 203 pages. Extrait p. 141

05 juin 2012

Sagesse de Jean Jaurès


"Il y a de l'invisible jusque dans la lumière."
Jaurès
J'ignorais que Jean Jaurès ait soutenu une thèse de doctorat en philosophie ("De la réalité du monde sensible", 1891) . Je viens de la parcourir, méditatif devant une destinée aussi façonnée par la confrontation entre la pensée et la vie réelle. J'aime que s'y voient dissociés l'invisible et l'obscur, et qu'on énonce que dans la plus intime connaissance de l'autre, une part d'invisible doit se voir préservée. L'amour est une découverte, aux frontières sans cesse élargies, d'une terre inconnue. 

Lu dans :
Jean Jaurès. De la réalité du monde sensible. Wikisource.

04 juin 2012

La lecture buissonnière


"La merveille du langage est qu'il se fait oublier : je suis des yeux les lignes sur le papier, à partir du moment où je suis pris par ce qu'elles signifient, je ne les vois plus "
Maurice Merleau-Ponty.

La lecture est un dialogue de soi avec soi, et en même temps une conversation avec un autre qui se révèle, qu'on rencontre. Mais cette lecture est en même temps une succession de va-et-vient discontinus du livre dans lequel nous sommes plongés vers la vie qui nous englobe: un enfant récupère son ballon à nos pieds, un voisin de table passe commande d'un café, un ami nous sonne ... Cette discontinuité ainsi que le vagabondage de notre pensée sautillante autorisée par la lecture d'un livre ou du journal est un bonheur quotidien. 

Lu dans:
Thierry Grillet. L'ère des machines à lire. Le Monde des livres. 3 juin 2012. Extrait page 15.

03 juin 2012

Un oiseau enveloppé de brumes


"Ce que j'éprouve n'a pas vraiment de nom , de nom connu. Quelque chose de moi s'est détaché et flotte dans l'air, invisible et pourtant consistant. Je me sens triste sans tristesse, seul sans solitude, heureux sans joie."
E. Fottorino

J'ai apprécié le livre d'Eric Fottorino "L'homme qui m'aimait tout bas", écrit après le décès de son père adoptif qui - selon ses propres termes - en l'adoptant à l'âge de dix ans "lui donna son nom et la vie". Avec le regret de la distance qu'apportent les années, la lente faillite (au propre comme au figuré) qui amena ce père admiré et adoré à se tirer une balle dans la tête la même semaine qui vit le fils, devenu directeur du Monde, affronter un directoire hostile dans une ambiance de dépôt de bilan du célèbre quotidien. "Aurais-je pu l'empêcher? Il aurait fallu parler ensemble. Depuis longtemps on ne parlait plus, ce qui s'appelle parler. On évitait ce qui aurait pu créer des tensions, de l'incompréhension. On restait en surface, là où ça ne risquait rien. On commentait le temps qu'il faisait, pas le temps qui nous éloignait." L'évocation des longues balades à vélo, des observations matinales du héron au long bec locataire des marais voisins, "oiseau enveloppé de brumes comme s'il rapportait des morceaux d'un nuage déchiré à coups de bec », des crabes «galets qui marchent" et de cette infinie nostalgie d'un auteur se penchant sur un passé récent en fait un bien beau récit.

Lu dans :
Eric Fottorino. L'homme qui m'aimait tout bas. NRF Gallimard. 2009. 148 pages. Extraits pp 127, 142, 143  

02 juin 2012

Le poids des silences


"Ce sont les mots qu'ils n'ont pas dits qui font les morts si lourds dans leur cercueil "
Montherlant.