31 mai 2009

Le vide de l'âme

"Je vais être condamné à une inaction d'une semaine sur l'une des mers les plus désertes et les plus tourmentées du monde. Mais je devine qu'à la différence des palaces flottants ou des voiliers de croisière le Marion-Dufresne m'apportera le prélude indispensable à la connaissance de tout pays inconnu: l'attente et l'ennui. Plus que la souffrance le désœuvrement n'est-il pas l'épreuve suprême? Qui sait combler le vide de l'âme quand plus rien ne l'absorbe est tiré d'affaire. Il triomphe du supplice le plus cruel: le temps sans mesure ni terme. La douleur occupe; l'être souffrant se contemple dans son tourment. L'ennui ne connaît ni la nuance ni la satiété."
Jean Paul Kauffmann 
 
Une petite révolution agite la maison de repos. Andrée, 88 ans, a décidé de ne plus allumer sa télévision, ni pour les journaux télévisés, ni pour Question pour un champion, ni pour les débats: pour rien. Elle leur préfère la lecture de Cronin, de Boissard, des soeurs Gould et de la collection Harlequin, mais n'ouvre plus le journal  quotidien auquel elle est abonnée depuis son plus jeune âge. Une désolation pour les enfants et les équipes de soin qu'une pareille fuite du monde désole. On me suggère de lui prescrire un peu de citalopram, antidépresseur bien toléré qui fait des miracles. On préconise de lui faire douce violence en ouvrant le poste systématiquement durant certaines heures de la journée, avec le son en sourdine. L'absence de toute raison objective à cette attitude négativiste énerve l'entourage, autant que sa propension à rester parfois une ou deux heures sans rien dire ou faire, le regard perdu dans ses pensées. La pensée de Jean Paul Kauffmann me hante en la quittant ce matin: "Qui sait combler le vide de l'âme quand plus rien ne l'absorbe est tiré d'affaire." Qui est fou et qui est sage dans cette curieuse affaire? Je penche à penser qu'André nous devance. 
  
Lu dans:
Jean Paul Kauffmann. L'arche des Kerguelen. Voyage aux îles de la Désolation. Flammarion. 1993. 250 pages. Extrait p.20

30 mai 2009

Une réflexion musicale

« Ô vous, hommes qui pensez que je suis un être haineux, obstiné, misanthrope, ou qui me faites passer pour tel, comme vous êtes injustes ! Vous ignorez la raison secrète de ce qui vous paraît ainsi. […] Songez que depuis six ans je suis frappé d’un mal terrible, que des médecins incompétents ont aggravé. D’année en année, déçu par l’espoir d’une amélioration, […] j’ai dû m’isoler de bonne heure, vivre en solitaire, loin du monde. […] Si jamais vous lisez ceci un jour, alors pensez que vous n’avez pas été justes avec moi, et que le malheureux se console en trouvant quelqu’un qui lui ressemble et qui, malgré tous les obstacles de la Nature, a tout fait cependant pour être admis au rang des artistes et des hommes de valeur. »

Ludwig van Beethoven. Testament de Heiligenstadt, lettre qui ne fut jamais envoyée et retrouvée seulement après sa mort


Une invitation inattendue (merci Mathieu) a permis d'écouter hier soir la jeune violoniste coréenne Kim Suyoen interprétant le concerto pour violon de Beethoven. Les critiques ont noté un faux pas dans le premier mouvement, auquel le public apporta la meilleure réaction qui soit à savoir des applaudissements d'encouragement inhabituels au terme de celui-ci. Je n'ai rien entendu, emporté par la magie de cette oeuvre, une des plus tendres que Beethoven ait écrite. Malade, porté sur la bouteille, abandonné peu de temps auparavant par son amie Joséphine von Brunsvik, il semble qu'il n'en ait achevé l'écriture que peu avant le concert, obligeant le soliste à faire du déchiffrage en direct. Elle ne fut guère jouée du vivant du musicien, les auditeurs la trouvant assez peu virtuose, et succède à l'échec retentissant de Fidelio. La vie, même des plus grands, n'est décidément pas un long fleuve tranquille. Il n'empêche, on demeure songeur. Qu'une musique écrite en 1806 à Vienne par un homme sourd, alcoolique et misanthrope de réputation, déchiffrée par une jeune fille coréenne de 21 ans, jouée sur un violon amoureusement assemblé par un luthier italien en 1742, traverse ainsi le temps, l'espace, les cultures, pour me faire revivre dans mon jardin secret ma vie à moi et m'émouvoir autant que ne le ferait une lettre envoyée par une personne chère reste un mystère. Les petits trébuchages dans l'interprétation, inaudibles au profane, ajoutent paradoxalement une touche d'humanité au bonheur partagé: c'est de la vie qui s'échange, mêlant du grisé au bleu. 

Il y a 26 ans, nous assistions dans la même salle au triomphe de Pierre-Alain Volondat, alors âgé de de vingt ans, qui cumulait le premier prix de piano, le prix de la Reine Fabiola, le prix du public et la médaille de vermeil, un cumul unique dans l'histoire du prestigieux concours. Heureux présage à la naissance de Véronique, notre cadette qui vint au monde quelques heures plus tard. La beauté avait induit le travail. Cela explique sans aucun doute qu'elle est un soleil dans notre vie. Avec un peu d'avance, bon anniversaire chérie. 

29 mai 2009

Des limites et des traditions

"La mémoire est à la base de la personnalité individuelle, comme la tradition est à la base de la personnalité collective."
Miguel de Unamuno

 
Une petite fille interroge sa maman: pourquoi coupe-t-elle un bout à chaque côté de la saucisse avant de la cuire? On a toujours fait ainsi dans la famille. Demande à grand-maman. Grand-maman confirme la tradition, qui remonte à sa propre mère, centenaire, placée en maison de repos. L'enfant dévale la rue, déboule chez l'aïeule qui s'esclaffe: "Tu ne vas tout de même pas me dire qu'on utilise encore cette ridicule petite poèle rouge, si petite qu'elle ne pouvait contenir une saucisse sans la couper." Nous nous imposons des limites héritées, que deux minutes de réflexion feraient sauter. 

28 mai 2009

Ici c'est comme ça

"L'ignorance est la mère des traditions."
Montesquieu
On raconte qu'une équipe de chercheurs plaça cinq singes dans une cage et, au milieu de celle-ci, un escabeau avec des bananes. Lorqu'un des singes tentait de grimper à l’escabeau pour se saisir d'une banane, une douche glacée aspergeait automatiquement les autres. Chaque fois qu’un des singes faisait mine de vouloir grimper sur l’escabeau, les autres le frappaient par crainte de se faire asperger et rapidement plus aucun des singes ne se risqua plus à l'escalader. On remplaça un des singes, qui aussitôt tenta d'atteindre le régime de bananes.. et se fit rosser. Paradoxe: il apprit à ne plus grimper, sans même connaître la raison de cette interdiction. Un deuxième singe fut remplacé et  subit le même sort que le premier, qui se joignit d'ailleurs aux autres pour le battre. Et d'un troisième, puis d'un quatrième et d'un cinquième, qui subirent le même sort. On retrouva ainsi un groupe de cinq singes qui, bien que n’ayant jamais reçu de douche froide, continuèrent à frapper tout nouvel arrivant qui tentait de monter sur l’escabeau. Pourquoi? “Je ne sais pas, mais ici c’est comme ça.”  
 

24 mai 2009

De belles perles moirées

"Les coquillages, quand ils se blessent dans la mer, pour calmer leur blessure et la guérir, ils font de bel1es perIes tout autour, des perles toutes moirées, de vrais trésors qui possèdent le souvenir, la mémoire de la blessure... Eh bien nous autres les hommes, quand on se blesse, ou qu'on blesse quelqu'un, nos perIes à nous, ce sont les regrets, on se fabrique de beaux regrets, et dans une vie, qu'on soit prince, cordonnier ou sénateur, nos regrets sont écrits sur un grand livre, un superbe livre avec beaucoup d'or et d'enluminures."
Philippe Claudel

Ce qu'un crustacé peut réaliser, - faire de ses blessures des trésors, - pourquoi nous les hommes ne pourrions-nous pas le faire? Sans pour autant être des Van Gogh, des Camille Claudel ou ou des Beethoven (qui créa le final de sa neuvième symphonie atteint d'une surdité profonde), ce devrait être à notre portée. Beau programme pour une journée de printemps qui s'ouvre comme un appel au renouveau.


Lu dans:
Quelques-uns des cent regrets. Philippe Claudel. Gallimard 2000. Stock Folio 2005. 182 pages. Extrait p.178

23 mai 2009

Porter un nom

"Suis-je vraiment celui qui porte mon nom?"
L.Wittgenstein

Je sors d'un étonnant concert en nocturne. Réveillé tôt, on peut apprécier le silence du jardin qui borde la chambre. Un premier merle lance son chant, belle série de notes mélodieuses et flûtées, d'une sonorité variée formant des phrases, avant de se terminer par une pause et de reprendre. Il chante seul, comme si le lever du soleil en dépendait. Ce doit être l'heure des coqs à la campagne toute proche, et des boulangers dans l'odeur chaude des pains que l'on enfourne. Il chante ainsi en solo pendant un quart d'heure, rejoint bientôt par un deuxième, au timbre plus modeste, qui lui répond. Vers cinq heures, lever des moineaux, petites musiques modestes mais multiples, groupées dans un coin de la scène. Cinq heures trente, la voix profonde des ramiers s'élève, comme un appel aux grandes orgues. Paisible ensemble symphonique, qui s'adjoint à ce moment une armée d'autres voix que je ne reconnais guère. Les merles chantent toujours, fil rouge de ce concert dans l'obscurité, bientôt trouée par une lueur. A six heures, un carillon lointain laisse imaginer un clocher flamand sur une placette du Pajottenland tout proche. Première sonorité humaine, encore que vraisemblablement actionnée par une minuterie: même en Flandre, on se lève plus tard un samedi. Le passage d'un premier bus annonce les choses sérieuses, l'homme se met en route. Le suivent rapidement la stridence d'une moto à folle allure, et celle d'une ambulance à destination de l'hôpital Erasme. Il est six heures trente, sur le Ring enfle déjà une rumeur discontinue de véhicules. On devine les nouvelles du monde diffusées par les autoradios, les pensées des uns des autres se rendant qui au boulot, qui aux loisirs d'un long weekend printannier, pleins de projets, de joies et de souffrances. Comment s'empêcher de mettre en parallèle les deux tempos de mon concert nocturne, le merle moqueur anonyme et ceux dont le nom qu'on leur a attribué les engage. Le conducteur du bus et les ramiers se sont vraisemblablement éveillés à la même heure, mais ces derniers "ne filent ni ne sèment" comme il nous fut enseigné. Qu'on le regrette ou non, porter un nom fait une sacrée différence. 


Lu dans :
L'extrait de Wittgenstein est cité par Jean Paul Kauffmann. La lutte avec l'Ange. La Table Ronde. 2001. Folio. 334 pages. Extrait p.277

18 mai 2009

Vainqueur mais meurtri

"Sur cet épisode de ma vie, j'ai toujours tendance à éluder. Je n'aime pas trop qu'on m'enferme dans ces trois années de détention. Il faut sans cesse m'évader de la nouvelle prison qu'on m'a assignée. La répétition est la punition de l'ex-otage. Aux questions - toujours les mêmes - l'ancien prisonnier ne peut que rabâcher. (..) Aussi bien les questions ne peuvent qu'être toujours les mêmes. Comment pourrait-il en être autrement? Seuls ceux qui ont vécu une telle épreuve seraient habilités à les poser. Ils se gardent bien de le faire sous peine de se retrouver à nouveau dans l'état d'exhibition qui était le leur. (..) J'essaie d'expliquer que tout homme lutte fatalement un jour avec l'Ange: à chacun son moment de vérité! Mais il est vrai que la difficulté repose sur une incertitude: celle d'identifier le moment du combat. Une telle circonstance peut passer inaperçue. Sur le coup on ne distingue pas toujours l'enjeu ni l'injonction qui nous est faite de livrer bataille. Il y a des gens qui ne sauront jamais l'instant précis où leur destin a irrémédiablement basculé."
Jean Paul Kauffmann

 
Un des rares passages où Jean Paul Kauffmann évoque sa captivité (otage au Liban de mai 85 à mai 88), et la difficulté de reprendre le cours d'une vie normale. Réduits à un court moment médiatisé de leur existence, les otages partagent avec ceux que le succès a frappé le destin de ne plus exister qu'en fonction d'une circonstance et guère plus pour eux-mêmes. Certains ne s'en remettent guère, d'autres difficilement. L'Épervier de Maheux, roman couronné par un Goncourt en 1972 , apportera à Jean Carrière la gloire et une dépression dont il mettra des années à guérir. Prix Nobel de littérature 2007 à l'âge de 87 ans, Doris Lessing confiera un an plus tard qu'il aurait mieux valu pour elle ne jamais le recevoir. Buzz Aldrin, miné par la dépression et l'alcoolisme, qualifie de magnifique désolation son retour sur terre après la première marche de l'homme sur la lune en 1979. Primo Levi, l'auteur du sublime "Si c'est un homme" se donne la mort en 1987 quarante-deux ans après sa libération des camps, Bruno Bettelheim, interné à Buchenwald et Dachau en 38-39 avant d’en sortir après paiement d’une sorte de rançon payée au Reich, comme il était possible de le faire avant le début des hostilités, se suicide en utilisant un sac en plastique. On peut multiplier les exemples, comme s'il devenait impossible de renouer avec une vie dont on maîtrise le fil quand les circonstances vous ont réduit à ne plus rien maîtriser du tout. "Je n'étais plus maître de ma vie" confiera Aldrin, "et tous voulaient que je demeure le meilleur." Philosophe, Kauffmann compare cette confrontation avec soi-même à l'allégorique Lutte avec l'ange du peintre Delacroix, enviant le sort de ceux qui peuvent vivre celle-ci dans l'incognito. Tout comme Jacob sort vainqueur de son combat mais blessé à la hanche, l'otage libéré demeure meurtri à jamais. 

 
Lu dans:
Jean Paul Kauffmann. La lutte avec l'Ange. La Table Ronde. 2001. Folio. 334 pages. Extrait p.226

17 mai 2009

Les transformations silencieuses

"L'aspect de cette vieille [femme],  juxtaposé à celui de la jeune qu'elle était, semble tellement l'exclure »
M. Proust


"Vieillir, c'est en même temps et du même point de vue, indissolublement, être encore jeune et déjà vieux: vieux, parce qu'il y a si tôt de l'usure et de la mort à l'oeuvre en nous; et jeune, parce que la vie se renouvelle avec une opiniâtreté qui étonne, que le coeur bat toujours avec vigueur et que se lève encore dans sa fraîcheur, et même comme s'il était le premier du monde, un matin de plus. À quoi s'ajoute à présent, dénaturant le vieillir, ce que la physique grecque nous impose comme début et fin du mouvement, points de départ et d'arrivée. Car, d'une part, est-il un début du vieillissement? Quand, «à partir d'où », ai-je commencé de vieillir? Aucun début n'est assignable: aussi loin qu'on remonte en sa vie, on a toujours commencé de vieillir. Des cellules meurent déjà, sculptant le fœtus. Vieillir a toujours déjà commencé."
 
Emile est mort hier. Il était l'intelligence, la sensibilité, la gentillesse mêmes. Sa collection de Pléiade me faisait envie, une visite dans son appartement d'où on entendait les cloches de la collégiale Saint Guidon me détendait. D'une écriture appliquée, il consignait ses activités et ses pensées avec un soin presqu'obsessionnel. Sa femme le quitta il y a dix ans, et il descendit progressivement aux enfers. L'esprit se dilue dans ces moments-là, et l'attention se relâche. L'entourage se fait pressant, tonton quand te places-tu? Il entra en résistance, creusa des tranchées, noua quelques alliances douteuses. Il y a un mois, - ma dernière visite -, désemparé il me montra son agenda dont l'encollage avait lâché, libérant une à une les feuilles de ses activités quotidiennes. Le dernier repère avait cédé, et la chute fut immédiate. Le lendemain je lui apportai un agenda Janssens 2009 récupéré chez un confrère qui ne l'utilisait pas, et dont l'encollage est prévu pour résister au feu du Jugement dernier. Las, le surlendemain on le trouva errant en rue. Hospitalisé, l'incohérence de ses propos décrivait un monde de prédateurs et de comploteurs faisant le siège de sa chambre. Au placement chez les hommes , il a préféré selon ses convictions religieuses un placement auprès de l'Eternel. On lui souhaite d'avoir fait le bon pari. Je l'aimais bien. 

Lu dans:
Marcel Proust. A la recherche du temps perdu.
François Jullien. Les transformations silencieuses. Chantiers, I. Grasset. 2009. 198 pages. Extrait p. 72.

16 mai 2009

Vide et plein

"Le vide du funambule a beau n'être ni solide ni liquide, c'est un espace terriblement plein, qui noie plus sûrement que l'eau et ensevelit plus profondément que la terre."
 Jean Paul Kauffmann

Il y a du Raymond Devos dans cette allégorie du vide qui parfois peut être plein. Le contraire est vrai aussi par ailleurs, quand on est plein, on est vide. Quand on est plein et qu'on vous fait marcher sur un fil, mieux vaut que le fil ne soit pas tendu entre les deux tours de Saint Sulpice. Les lecteurs perspicaces auront noté que je suis dans ma période de découverte des ouvrages de Kauffmann. Une bonne période. 
 

Lu dans :
Jean Paul Kauffmann. La lutte avec l'Ange. La Table Ronde. 2001. Folio. 334 pages. Extrait p.164.

15 mai 2009

Sagesse des yourtes

"À Osoaviachim (Krghizistan), je retrouve Hassan et sa famille. Jamais personne ne m'a accueilli avec une telle ferveur exubérante. J'apprends ainsi qu'à la réception des photos que je leur ai envoyées les habitants ont organisé des festivités dans le village. Mais on ne nous fait plus fête quand j'annonce qu'il nous faut déjà repartir. Hassan ne comprend pas que l'on puisse venir de si loin pour ne rester que deux heures. Il a raison: nous avons perdu le sens commun. Notre liberté, plus que jamais, m'apparaît illusoire."
Bernard Ollivier

 
qui poursuit: "Sur le chemin de Tash Rabat, une apparition: cette écuyère altière, royale, l' œil gentiment goguenard devant le tableau que nous représentons: des étrangers aux lourds bagages, enfermés dans une boîte d'acier à l'air vicié, alors que l'espace devant nous est ouvert, immense, que l'air est pur, les routes libres et désertes... Même le cheval semble attristé par le spectacle que nous offrons."

 
Lu dans:
Bernard Ollivier, François Dermaut. Carnets d'une longue marche. Phébus. Points. 2005. 154 pages. Extrait p.126

13 mai 2009

Pour un baiser on perd la tête

«Sarmacande, le plus beau visage que la terre ait jamais tourné vers le soleil»
Omar Khayyâm

Le nom vous dit quelque chose? Vraisemblablement aurez-vous vu le roman Samarcande, d'Amin Maalouf, en vitrine mettant en scène Omar Khayyam (qui y vécut de 1072 à 1074 avant de s'installer en Iran). A moins que lecteur de BD, vous n'ayez lu d'Hugo Pratt le Corto Maltese La Maison dorée de Samarcande. L'UNESCO a célébré son 2750ème anniversaire , ville de passage éternelle entre le monde turc et le monde persan. Je suis tombé en arrêt sur cette cité mythique de 400.000 habitants en lisant sa description dans le dernier ouvrage de Bernard Ollivier. 

"La place du Registan, d'abord, qui transporte dans les contes des Mille et Une Nuits qui l'aborde. Ici, le bleu est roi : turquoise, myosotis, azur, outre-mer, céruléen, pervenche, saphir... Cherchez bien dans vos mémoires, ils y sont tous. Les murs du paradis, d'après l'Apocalypse de saint Jean, n'étaient-ils pas faits de saphir?
La cité, après l'invasion arabe, devient une ville prospère, nantie de palais et de caravansérails somptueux. Elle est alors le premier centre de papeterie du monde arabe, fournissant même le monde chrétien. Mais c'est Timour Lang - Tamerlan -, grand conquérant turco-mongol, lointain descendant de Gengis Khan, qui choisit Samarcande comme capitale de son empire et, protecteur des arts (il fut aussi un tyran sanguinaire, amateur de pyramides montées avec les crânes des habitants qu'il avait massacrés, deux faces opposées d'un même homme.. .), fit appel aux artisans les plus doués de Perse, d'Inde et d'Asie centrale. On ne saurait aller à Samarcande sans visiter son mausolée, le Gour Emir, et la mosquée que fit construire Bibi Khanim, sa favorite. Mosquée somptueuse, aussi belle que l'était Bibi. La favorite était en effet si éblouissante, dit-on, que l'architecte pressenti, follement amoureux d'clIc, refusa de terminer l'édifice si elle ne lui accordait pas un baiser. Baiser refusé qui coûta cher au beau bâtisseur, car à son retour Tamerlan le fit proprement décapiter. C'est alors que le tyran, décrétant que la beauté des femmes est une provocation permanente pour l'homme, instaura le port du voile."

 Lu dans:
Bernard Ollivier, François Dermaut. Carnets d'une longue marche. Phébus. Points. 2005. 154 pages. Extrait pp.108-109

Le temps, le vin et la patience

 "Le temps ne respecte rien de ce qui se fait sans lui."
Paul Claudel
 
Réflexion puisée adossée à cette belle description du vin, "fils du soleil et de la terre, avec le travail comme auxiliaire", le vin est le travail de la patience.

 Lu dans:
Critique amoureuse des Français. Alberto Toscano. Hachette Littératures, 2009, 282 p.
Paul Claudel. discours du 2 mai 1935, Inauguration de la foire de Bruxelles 

11 mai 2009

Sagesse des condors

"Il faut sauver les condors
Non pas tellement parce que nous avons besoin d'eux
mais parce qu'il faut développer des qualités humaines pour les sauver;
celles-là même dont nous aurons besoin pour nous sauver nous-mêmes."
Mac Millan (19ème siècle)
Lu dans:
Résister ou lâcher prise: comment choisir?  Ed. Weyrich. Printemps de l'éthique. 2009.  180 pages. Extrait p.7. 

10 mai 2009

Une passion de vie

"Nous ne voulons pas d'un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s'échange contre le risque  de mourir d'ennui."
Raoul Vaneigem


Début mai 1968, Le Monde titrait : "La France s'ennuie"... Il est temps de faire la fête. Un récit de voyage chez les Inuits, dont j'ai perdu la référence, narrait leur étonnement face à la terreur qui saisit l'homme blanc quand il envisage une journée d'ennui, vide de toute activité. Que dire d'une vie d'ennui? Le fourmillement de nos centres commerciaux atteints de furie d'achat fournit une réponse indirecte, faute d'y trouver "un usage véritablement plus passionnant de l'existence" (extrait de l'Internationale situationniste). 

Lu dans :
Pierre Henri Simon. Deux éloges de la subversion. Le Monde du 14 février 1968. repris en Archives du Monde 2 du 9 mai 2009, p.57

09 mai 2009

Voyage

"Aller me suffit."
René Char
Lu dans:
Bernard Ollivier François Dermaut, Carnets d'une longue marche. Phébus. Points. 2005. 153 p. extrait page 5

07 mai 2009

Embrasser la vie humaine comme un tout

«Dans le monde moderne abandonné par la philosophie, fractionné par des centaines de spécialisations scientifiques, le roman nous reste comme le dernier observatoire d'où l'on puisse embrasser la vie humaine comme un tout.»

Embrasser la vie comme un tout: tout un programme. Surtout pour qui a grandi dans un schéma de pensée analytique et quantitatif. L'exercice est d'ailleurs difficile pour tous ceux qui essaient de restituer le produit d'une recherche académique et intellectuelle. Ainsi, le chercheur en sciences humaines ou sociales a certainement autant de difficultés à «embrasser la vie comme un tout» que le scientifique issu des sciences dites dures. Il faut sans aucun doute y voir la raison profonde de mon amour immodéré pour la lecture, qui fait voyager son invité dans les domaines les plus divers, aux moments les plus divers de sa journée, où qu'il soit. Un bonheur sans cesse renouvelé. 

Lu dans
Micheline Louis-Courvoisier. Les livres que j'aimerais que mon médecin lise. Georg. 2008 200 pages. Extrait p.15

06 mai 2009

Eloge du manque

"Un bon repas doit commencer par la faim"
Daniel Tammer

Lu dans
Daniel Tammer. Embrasser le ciel immense. Les Arènes.  2009. 330 pages. Extrait  p.256 

04 mai 2009

La lumière au bord de ses mains

" .. entourée par tant de vie qu'elle n'a jamais vue
elle ouvre les yeux pour regarder la lumière
au bord de ses mains."
Homero Aridjis.

Elle s'appelle Jeanne, est née à l'autre bout du monde dans un pays arc-en-ciel, dans une ville située sur une mine d'or, un deux mai printannier, par une année printannière: heureux présages. Comme elle, nous sommes à nouveau éblouis par tant de vie. 

Lu dans
Homero Aridjis . Les poèmes solaires. Mercure de France . 2008 . 190 pages. extrait p.30

02 mai 2009

J'ai été mouillé

"Mon amie, il y a eu hier une grande bataille, la victoire m'est restée, mais j'ai perdu bien du monde. (..) Je suis un peu fatigué, j'ai été mouillé deux ou trois fois dans la journée."
Lettres de Napoléon à Marie-Louise après les batailles d'Eylau et de Bautzen.


Un mari trempé, menacé d'un rhume, écrit à sa femme. C'est une expression du réel. Vingt-cinq mille morts français, la moitié chez les Russes (Eylau), vingt-mille de part et d'autre (Bautzen), c'en est une autre. Vie privée, vie publique. « Quel massacre! Et sans résultats! Spectacle bien fait pour inspirer aux princes l'amour de la paix et l'horreur de la guerre » écrit-il au soir de la bataille d'Eylau, avant d'inviter à dîner les officiers d'artillerie. « Pour aller souper chez l'Empereur, nous passions entre deux montagnes de corps, de membres mis en pièces, des bras, des têtes, hélas! celles de nos amis », racontera un des invités. « Personne n'avait faim , mais ce qui dégoûta encore plus et mit le comble à la nausée, c'est que chacun, en ouvrant sa serviette, y trouva un billet de banque. » Un billet de banque pour faire oublier l'horreur d'une bataille dont la victoire fut revendiquée par les deux parties: les troupes françaises, restées maîtres du terrain, les Russes repliés en bon ordre,  les Français décrits comme trop épuisés pour les poursuivre. Que de réflexions possibles sur la vanité des événements et la duplicité des personnes en si peu de lignes. L'élévation des réflexions pacifistes de l'empereur ("inspirer aux princes l'amour de la paix et l'horreur de la guerre") résiste mal à la longue énumération des bataillles ayant émaillé son règne et à la récompense prosaïque du repas d'après bataille... dont feint s'indigner une des participants dans ses mémoires. Les choses ont-elle changé aujourd'hui? 

Lu dans :
Jean-Paul Kauffmann. La chambre noire de Longwood. Folio. La table ronde 1997. 360 p. Extraits pages 160, 204 et 206
Michelet, Histoire du dix-neuvième siècle

01 mai 2009

On est devenus pauvres

"Comme tout désormais
Me semble différent.
Abandonnez, amis, cette chasse harassante;
Vos biens, comprenez-le, sont à jamais perdus;
Mais notre pauvreté, ce n'est pas, voyez-vous,
De n'être plus comblés de biens terrestres,
Tout le monde ici-bas ne saurait être riche.
Notre pauvreté, c'est d'avoir perdu
Le sens des valeurs les plus hautes."
B. Brecht


Phrase prémonitoire de la réflexion de Pierre Bérégovoy, devenu Premier ministe de François Miterrand, accablé par les affaires, lâché par ses camarades socialistes, qui à la veille de perdre les élections, dit à sa femme : « On a fini par oublier de payer nos places au théâtre, aux avant-premières, et c’est là qu’on est devenus pauvres. (..) A 60 balais, il m’a fallu deux banques et un prêt privé pour acheter mon appartement. On va perdre les élections, et j’aurai quoi, après ? Rien ». Il se suicidera le 1er mai 1993. France 2 lui rend ce soir dans un émouvant téléfilm un hommage posthume qui célèbre de belle manière la fête du Travail. 
 
Lu dans :
Bertolt Brecht, Sainte Jeanne des Abattoirs,L'Arche, Collection : Scene Ouverte, 1997. Extrait p.98
L’honneur sali de Bérégovoy. Vanhoenacker Charline, Le Soir, jeudi 30 avril 2009.